« Andante cantabile »

Dehors il pleuvait, il pleuvait trop. C’est la sensation qu’éprouvait Marc en fixant l’ombre tremblante de son whisky au verre embué. Enfin la pluie qu’il allait pouvoir mêler à sa sueur et aux gouttes obsédantes qu’il sentait ruisseler le long de son dos et sournoisement imprégner sa chemise. Il tenta de s’éponger le front mais le revers de sa main était si moite qu’il eut l’impression désagréable de rajouter encore du piment au malaise qui l’envahissait.
Il devait sortir. Sortir. D’un trait, il avala son whisky, ne sentit même plus l’alcool brûler sa gorge mais son visage était comme inondé de larmes.
Sortir. Sortir… Sous la pluie. La pluie qu’il entendait si bien, si fort, frapper le sol de la nuit, rutilant d’asphalte mouillé. Il se leva en titubant et se retrouva sur le trottoir baigné de néons…
… Mais dehors il ne pleuvait pas. Bien au contraire, une chaleur offerte et épaisse tapissait de caresses perverses un vent nocturne insatisfait.
Alors il crut qu’il était devenu fou… ou bien était-ce l’alcool qui l’avait porté jusqu’à son rêve d’eau !
Il dégrafa nerveusement sa chemise de soie noire jusqu’au nombril, et emprunta un raccourci pour regagner sa « boîte », comme il avait coutume de qualifier son appartement de deux cents mètres carrés.
Grisé, l’air de la nuit le stimulant malgré tout, Marc marchait d’un pas rapide, étourdi par les lumières des boutiques Chinoises, des sex-shops, des night-clubs. Il ne vit personne même pas la foule.
… Quand il arriva devant sa porte, ayant machinalement grimpé les trois étages dans l’obscurité la plus totale, il lui sembla entendre près du seuil quelque chose ressemblant à un souffle rapide, une respiration, un sanglot étouffé, … une présence. Stressé, il n’alluma pas l’escalier. Pourtant un simple geste aurait suffi, il se trouvait quasiment nez à nez avec l’interrupteur, petite lumière orangée et rassurante qui se reflétait dans ses yeux. Il attendit immobile… un instant qui lui parut une éternité.
C’est quand un bruit de chute se fit subitement entendre et qu’il sursauta, que son doigt pressa le bouton. L’étage s’éclaira d’une lumière blanche qui lui fit cligner des yeux mais aussitôt, il avait reconnu la forme d’un corps recroquevillé sur le carrelage grisâtre et parsemé de mégots de cigarettes écrasées.
Il réagit immédiatement, s’approcha et vit une fille brune aux longs cheveux tressés, vêtue de noir, jupe de cuir moulante et très courte, jambes nues, diaphanes, escarpins noirs aux talons hauts, bracelets cloutés enserrant des chevilles fines et délicates comme du verre.
Sur le moment il eut très peur. Il n’entendait plus la moindre respiration et son blouson ne se soulevait plus au rythme de la vie…
Marc était là, accroupi devant ce corps, paraissant aussi statufié que lui. Mais soudain il hurla comme pour se réveiller, il ne sentait plus la chaleur, ni la sueur dont il était maintenant inondé et ouvrit violemment sa porte dans un mouvement de clé et de poignée fébrile et rageur.
Délicatement, il prit la fille dans ses bras et la déposa sur son canapé blanc, referma la porte à double tour.
… …
Elle était là, dans la pénombre, semblant dormir, un sourire vague sur des lèvres pâles et entrouvertes. Ayant posé son oreille côté cœur, il remarqua immédiatement et avec soulagement qu’elle respirait, imperceptiblement mais régulièrement. Il ôta ses chaussures, lui tamponna le front transparent avec de l’eau fraîche et, ayant allumé une lampe douce qui dora l’obscurité comme son whisky, il brancha le ventilateur du plafond qui, sans un bruit tenta de donner à la lumière, la fraîcheur de sa couleur de miel.
C’est à ce moment-là qu’il s’aperçut qu’en la transportant, ses cheveux s’étaient défaits et se répandaient sur la clarté des coussins en vagues noires et moirées qui contrastaient étonnamment avec la pâleur du visage dont on ne voyait que de longs cils recourbés, noirs comme ses cheveux.
Aucun maquillage sur ce beau visage deviné et fermé, sur ces joues aux pommettes haut placées, ce nez fin et régulier, ce cou modelé comme un tableau de Weermer…
Ce qu’il devinait des jambes lui imposait admiration et respect. Une œuvre d’art. Un galbe parfait où l’on pouvait apercevoir en s’approchant quelques veines bleutées, où battait la sang, dans une sensualité suggérée qui lui renversa l’âme et le bouleversa tant qu’il demeura accroupi devant elle pendant de longues minutes, ému comme à l’écoute d’une mélodie de Fauré.
Sa main effleura son front. Sa peau était fraîche et douce.
Marc se leva et, la laissant reposer, inconnue seule sur le grand canapé, lascive et abandonnée, se rendit lentement dans la salle de bains tout en continuant à la fixer jusqu’à ce que les murs l’ôtent de son regard attendri et abasourdi.
L’eau de la douche était glacée et marc s’en abreuva … source régénératrice et bienfaisante.
Il était transformé. La vision de cette fille et l’eau glacée le remplit d’un indicible bonheur. Il ne se posa même pas les questions les plus élémentaires « qui est-elle, qu’a-t-elle, d’où vient-elle »… non.
Elle était là, simplement, et elle reposait sur son canapé dans la lumière douce de la lampe.
Il enfila son peignoir blanc sans se sécher et de ses cheveux qu’il secoua jaillit une pluie de gouttes qui maquillèrent le miroir en longues traînées, nébuleuses abstraites et stellaires.
Il n’avait qu’une idée… revoir cette fille. Sans bruit, il retourna dans le salon mais, s’approchant, stupéfait il resta bouche bée en contemplant son canapé. Sur le cuir encore chaud, il ne restait plus que les escarpins, la jupe noire, le blouson , le ruban des cheveux, et des sous-vêtements disposés au hasard du tapis vert pâle.
Levant les yeux il vit la fenêtre du salon ouverte et les longs rideaux jaune pâle onduler dans la brise de la nuit. Comme assommé par la soudaineté bizarre de cette disparition il se précipita vers la fenêtre et ouvrit avec force les rideaux qui s’écrasèrent de chaque côté de la baie vitrée. Il fixa la nuit.

… Sur le moment il ne vit rien… Puis brutalement il distingua nettement deux yeux verts qui luisaient juste en face de lui, suspendus dans le noir et le vide comme des pierres de lune qui le regardaient – immobiles –

- Il ne bougea pas –

Trois coups de feu claquèrent.
On eût dit des vitres brisées.

Sur son peignoir blanc trois taches rouges s’agrandirent vite et il sentit la chaleur de son sang inonder ses jambes puis ses pieds.

- Il ne bougea pas –

Les taches rouges n’en faisaient plus qu’une maintenant et, comme un automate il se retourna, un filet de sang noir se mêlant aux gouttes d’eau tombant de ses cheveux le long de la lèvre inférieure.
C’est alors qu’il vit sur le canapé dans un demi brouillard incandescent, la fille aux cheveux noirs, souriant, nue et baignée de lune.
Elle hurlait :
« Marc ! Marc ! … Viens ! »

Vaguement, il tenta de faire un pas mais très lentement, inexorablement comme un ralenti, il tomba en avant sans un mot, sans un geste, sans un cri. Sa chute ne produisit aucun bruit, aucun heurt… comme s’il s’allongeait sur le sable.

… La lumière de la lampe s’éteignit et à l’extérieur, déjà, entre les rideaux ouverts, on devinait l’aube pointer au-dessus des antennes de télévision.

… … …

Le petit jour
Etait prêt à gommer
Tous les rêves.

… … …

 

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